Parlons vieilleries, parlons « vintage », parlons directement avec des musiciens qui les pratiquent. En tout cas, qui utilisent des machines définies comme telles. Chacun à leur façon, Étienne Jaumet,Thierry Balasse et Émile Sornin fabriquent une musique actuelle, faites de Moog, de thérémine ou autres Korg MS10. Amour du son, fétichisme, la raison nous intéresse. Leur musique aussi.

 

Vous utilisez tous les trois de vieilles machines, principalement issues des années 70. Vous faites une différence entre analogique et numérique ?
Émile Sornin :: C’est un peu comme si tu comparais une guitare électrique et une guitare acoustique. Il n’y pas de « mieux », c’est juste différent.
Étienne Jaumet :: La différence existe aussi bien dans les supports pour graver la musique que dans les instruments. C’est une histoire d’esthétique : certains arrivent à bien faire sonner le numérique et d’autres font des sons horribles avec l’analogique.
Thierry Balasse :: Je n’utilise pas de vieilles machines, mais des instruments de musique qui ont été créés pour certains dans les années 60 ou 70. J’ai eu la chance de jouer dans un groupe de pop dont le clavier avait un Minimoog (1). J’ai découvert cette machine très tôt et je ne l’ai plus jamais quittée.
ÉJ :: Je trouve que c’est plus facile de faire sonner des instruments analogiques. Leur interface, la façon de créer le son, me convient davantage.
TB :: L’ergonomie et le geste sont des facteurs déterminants. Jouer une émulation du Minimoog sur une interface midi me donne la sensation de perdre quelque chose. Par contre, jouer avec certains paramètres de mon synthé en utilisant un contrôleur, comme un thérémine Moog modifié, me donne la sensation d’améliorer mon instrument.

ÉS :: J’aime le grain de ces instruments, leurs sonorités, leurs puissances, mais aussi leurs esthétisques. J’aime tourner des boutons, interagir sur le son en direct. Je ne sais pas à quel point ce sont des madeleines représentatives d’une certaine époque. J’utilise ces claviers pour leur caractère et leurs fréquences à part entière.
TB :: Je refuse de rentrer dans le débat du vintage. On ne dit pas à un violoniste qu’il joue sur un instrument vintage. On parle d’instruments qui ont leurs caractéristiques propres. Certains ont disparu au profit d’autres, plus évolués mais les synthétiseurs ne sont pas si anciens. Certains ne seront probablement pas obsolètes avant longtemps. Chaque instrument est différent et parfois inimitable sur ordinateur. La preuve en est qu’on fabrique de nouvelles séries de Minimoog ou de VCS31.

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Le style musical interagit forcément sur les instruments à utiliser.
TB :: La question des synthés analogiques à utiliser ou non pour la musique des années 70 rejoint celle des instruments anciens ou modernes pour la musique baroque. Les deux sont possibles, le résultat sera très différent. La musique, c’est l’art de jouer avec les sons. J’ai une formation d’ingénieur du son et j’ai manipulé un Minimoog vers 15 ans. Travailler avec aujourd’hui est une évidence. Mettre côte à côte un Minimoog (analogique) et un Nordlead (2) (numérique) ne me pose aucun problème. On choisit avec ses oreilles.
ÉS :: Au départ, je voulais reproduire ce que j’entendais dans les instrus hip-hop, je voulais reproduire les samples, avoir le même son, la même production. Les beatmakers samplaient énormément la musique des années 60 et 70. Je me suis donc mis à acheter les machines de cette époque.
ÉJ :: J’aime toutes les musiques : passées, présentes et surtout à venir. C’est le futur qui m’excite le plus. Je ne comprends pas pourquoi on dit que les instruments électroniques analogiques ont un vieux son. Ce sont des instruments beaucoup plus récents que les instruments acoustiques ! Tous les sons que j’entends me donnent envie de jouer avec.

La notion d’arrangeur est-elle intiment liée à votre rôle de compositeur ?
ÉS :: Complètement, même peut-être trop. J’ai parfois du mal à me rendre compte si j’aime un morceau avant qu’il soit orchestré jusqu’au bout, ce qui est un peu absurde.
ÉJ :: C’est très rare un compositeur qui ne sache pas arranger ses morceaux. Je ne sais même pas si ça existe. Pourquoi opposer les deux ?

Pour certains artistes, la compo est plus importante que son habillage. Pour des types comme Leonard Cohen, Dylan ou les folkeux, c’est la chanson qui prime.
ÉJ :: Je ne suis pas d’accord. Je trouve les arrangements dans la folk hyper importants ! Autant chez Cohen ou Dylan. Même si c’est de la chanson, la forme compte beaucoup. La lo-fi est une forme de production. Une esthétique aussi.
TB :: Je n’arrive pas à distinguer « arrangement » et « composition ». Ce que l’on met derrière le mot arrangement est essentiel à la composition. Sauf à considérer que le choix des instruments et du son seraient des éléments accessoires à la musique ! Certains considèrent que la composition c’est les notes, et l’arrangement, le reste. D’autres que la composition est un tout ! En électroacoustique, la notion d’arrangement n’existe pas.

La manière dont on faisait la musique avant l’arrivée du numérique, plus lente, plus besogneuse, avec des gestes qui devaient être plus maitrisés, vous correspond-elle ?
ÉS :: Je suis assez impatient, c’est pour ça que j’ai toujours eu du mal avec les synthés modulaires (3). C’est hyper intéressant mais trop long à manipuler. J’ai commencé par enregistrer sur des cassettes puis sur des bandes, donc je connais cette sensation de devoir tout maîtriser sans avoir droit à l’erreur. Par contre, je ne peux plus me passer de Protools aujourd’hui, c’est un confort qui me convient et qui permet d’expérimenter aussi beaucoup de nouvelles choses.

ÉJ :: Le numérique a permis de se passer de la technique d’instrumentiste. Les presets (4) et les logiciels l’ont remplacée par la programmation. La composition est devenue plus cérébrale. Paradoxalement, il est toujours aussi compliqué de faire un bon morceau malgré l’assistance de ces outils numériques. Ils n’ont pas encore remplacé la créativité. Je pense qu’il est plus facile d’être créatif avec un geste instinctif qu’en réfléchissant, car il permet le lâcher prise.

Ce côté besogneux et plus lent implique-t-il une approche solitaire de votre musique ?
TB :: La question de la lenteur me paraît variable selon les projets. J’ai créé un spectacle pour lequel j’utilisais un ordinateur et un Minimoog. L’engin qui a créé des problèmes, c’est mon ordi, pas le synthé ! L’analogique n’est donc pas plus besogneux, ni plus lent. Quand j’entends des compositions faites sur ordinateur, j’ai vraiment la sensation de voir les couches se faire progressivement, je peux même imaginer la tête que ça a sur l’écran. Je trouve ça parfois systématique. Pas très créatif. La lenteur apporte son lot d’égarement qui, lui, apporte son lot de découvertes. Si vous devez faire de la « musique au mètre », prenez un ordinateur. Si vous avez la chance de pouvoir créer librement votre musique, prenez aussi un ordinateur ou des synthés analogiques. Pas d’opposition à faire à mon sens.

ÉJ :: Travailler son instrument est le propre de la musique, quelle soit analogique, acoustique ou numérique. L’aspect besogneux de la composition numérique existe tout autant. Comme la composition est assistée par les programmes et les presets, je trouve qu’il est tout aussi dur d’être original.

ÉS :: Pour l’écriture, sans doute, car je produis en même temps que j’enregistre, donc j’aurais du mal à faire patienter d’autres musiciens ou techniciens pendant que je cherche pendant deux heures un son bien précis ou une grille d’accords.

 

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Quelle est votre première expérience de musique vintage ? À quel moment de vos vies y êtes vous retournés ?
ÉS :: Une vieille guitare classique avec uniquement deux cordes chez ma grand mère, je devais avoir 8 ans. Puis à l’adolescence, mon cousin jouait de la basse dans un groupe de grunge, c’est une des raisons qui m’ont motivé à monter des groupes.
TB :: Ma première claque, c’est quand mon grand frère m’a fait venir dans sa chambre dans laquelle il y avait une chaine exceptionnelle pour l’époque (mon père était passionné par la hifi). Il a mis le casque sur mes oreilles, a posé le diamant sur le vinyle et je suis parti dans The Dark Side Of The Moon. Après cela, il me fallait entrer dans ce monde des sons. J’ai commencé à bidouiller avec le magnétophone Revox de mon père, puis j’ai eu envie de jouer dans un groupe. Il fallait un batteur, alors j’y suis allé. Et ce fameux Minimoog. Je ne suis jamais retourné vers ce monde parce que je ne l’ai jamais quitté, tout en m’intéressant aux nouveautés. J’ai eu très tôt un échantillonneur (Roland S550) et un ordinateur avec un séquenceur Studio 24. Mais je n’ai jamais considéré que ces machines allaient remplacer les anciennes.
ÉJ :: La flute en 6ème. Une aria en plastique noir avec des traces de chocs partout. D’ailleurs je l’ai toujours. Je l’utilise encore sur mon dernier disque !

En quoi ces sons vintages sont-ils inspirants ?
ÉJ :: Il est plus facile de faire de la musique avec des instruments vintage car leurs sons possèdent une dimension nostalgique qui oriente le jeu. La preuve, dès que l’on apprend la guitare classique, un des premiers trucs que l’on essaye de jouer, c’est Jeux interdits.
ÉS :: Ils ont effectivement une force nostalgique. Ils évoquent une période fascinante, la musique à l’image, le cinéma, les génériques, les jingles radio, parfois l’expérimentation sonore donc une forme de recherche, de liberté.
TB :: Il n’y a pas de sons vintages. Tout au plus, des sons datés. Poseriez-vous la question à un violoniste ? Il y a des sons qui nous inspirent ou non, selon notre vécu, notre sensibilité et notre disposition à la nouveauté. J’aime les sons qui sortent d’un luth. J’aime les sons qui sortent d’un Minimoog et qui ne me font pas me désintéresser du luth. J’aime les sons qui sortent de certains instruments numériques et qui ne me font pas oublier le son du Minimoog.

Qu’est-ce que vous ne retrouvez pas dans les instruments actuels ?
TB :: C’est drôle, car quand le Minimoog est sorti, on disait que les synthétiseurs allaient remplacer TOUS les instruments de musique. D’ailleurs, dans la documentation du Minimoog, vous aviez une grille de réglage « violon », une autre « hautbois », une autre « cuivre », etc. Aujourd’hui, on nous refait le coup avec l’ordinateur et les machines numériques. À l’inverse, je viens d’acquérir un Lyra-8, une machine actuelle, qui me fait découvrir des territoires sonores inconnus.
ÉJ :: Je rajouterai la pérennité ! Ils sont très fragiles. La plupart du temps fabriqués pour ne durer que quelques années. Le comble, c’est que l’on ne peut pas les réparer. Ils sont destinés à être remplacés.
ÉS :: Pour les synthés, y a également un vrai problème esthétique, je trouve ça laid et souvent trop petit. Les rééditions des synthés type MS20 ou Arp1 ont des touches toutes petites qui ne conviennent pas à mes gros doigts. J’aime les flancs en bois, les gros potards etc.
ÉJ :: Les synthés vintage sont plus beaux que ceux actuels qui ressemblent souvent à des sapins de noël avec leurs lumières clignotantes.
TB :: Dans mon dernier projet, Cosmos 1969, je voulais retrouver sur scène les salles de contrôle de la NASA. C’est sûr que c’est plus facile avec des vieux synthés. Mais je n’en fais pas une obsession.
ÉS :: J’utilise peu de claviers vintage sur scène, juste un Korg MS10 et un Korg Micropreset qui sont des claviers très robustes et pas trop cher. Par contre, j’utilise un clavier Nord pour pouvoir émuler tous les sons de clavecin, rhodes, piano, clavinet, mellotron etc. Ce sont des instruments qui sont trop fragiles et trop lourds pour supporter une longue tournée.

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Est-ce que vous ressentez une forme de fétichisme par rapport à vos instruments ? Etes-vous collectionneurs, d’ailleurs ?
ÉS :: Je l’ai été pendant un temps, mais je me suis calmé. Je ne garde que les instruments que j’utilise. Posséder un instrument juste pour son esthétisme ne m’intéresse plus. Je passe beaucoup moins de temps qu’avant à chercher du matos, entre autres parce que j’en ai déjà pas mal à explorer.
TB :: Pas collectionneur. Même si je peux avoir le réflexe d’acheter des machines sans savoir exactement ce que je vais en faire parce qu’elles me paraissent abordables et originales. Je dirige une compagnie qui investit parfois dans des instruments, par exemple un piano Wurltizer. Aujourd’hui, alors que le projet ne tourne plus, nous avons décidé de le vendre. Les instruments de musique doivent servir. Quant à guetter la perle rare, il faut avoir les moyens. J’ai eu la chance d’acheter mon Minimoog à un ami, il y a quelques temps déjà, donc très peu cher. En tout cas, fétichiste, je ne crois pas. Mais quand on a pris l’habitude de jouer sur un instrument analogique précis, c’est difficile de passer à un autre, censé être le même. L’électronique a une marge d’erreur dans la fabrication des composants. Deux Minimoog n’auront donc pas forcément le même son. Les filtres ne réagiront pas exactement de la même façon.
ÉJ :: Je suis devenu matérialiste face à la désintégration matérielle des instruments. La plupart des nouveaux instruments sont devenus des écrans avec des dossiers que l’on ouvre. Je veux bien passer pour un fétichiste ou un collectionneur. Tous les instruments que je possède, j’en joue. En tout cas, je ne les achète pas pour le simple plaisir de les posséder.

 Y a-t-il encore un instrument ou une machine que vous rêveriez de posséder ?
TB :: Un tambour Taïko (5), plus grand que moi !
ÉS :: En ce moment, je fantasme sur le celesta et le variophon, qui est une sorte de clarinette/synthé qui marche avec des cartouches. Je rêve aussi d’avoir des timbales et des cloches tubulaires d’orchestre.
ÉJ :: Il y a en a beaucoup : en électronique les marques EMS, Serge, Oberheim, Moog, Buchla, PPG, Wurlitzer, Hammond et en acoustique des marimbas, des vibraphones, des guitares…

Pour finir, auriez-vous une définition de « vintage » à nous donner ?
ÉJ :: Facile, à partir de 20 ou 30 ans, c’est vintage.
TB :: Le millésimé, donc un Porto blanc de 1977.
ÉS :: Bêtes à chagrin.

 Mr Choubi, Nicolas Thirion