Le Fou du volant.

Bernard Jean Wilen aura pris l’habitude de disparaitre. De son patronyme, pour commencer. On connait surtout l’individu sous le pseudo de Barney Wilen. Comète classe du sax ténor, il se sera éclipsé plus d’une fois du paysage du jazz français. À chaque fois, pour remettre en cause ses acquis, pour contrer des doutes sur son discours, pour fourbir des armes contre les habitudes ensuquant le jazz. Mais, avant ses multiples disparitions, Barney Wilen nait en mars 1937 à Nice, sa mère est française, son père américain. Comme petit dieu perso tutélaire, c’est un autre expert en éblouissement qui le consacre. L’écrivain Blaise Cendrars, ami de sa grand-mère, lui colle des ailes sur le dos. Wilen en garde le goût paradoxal de l’art blanc de la ballade calibré par Chet Baker et Art Pepper, de la bousculade harmonique et d’autres découpages de mélodie populaire. Barney nourrit également ses saillies jazz d’un solide sens du Sacré, du goût certain de l’ailleurs et d’une joie fascinée pour les images. Pour l’image de cinoche, notamment. En 1957, à 21 ans, Paris l’a déjà consacré prodige. Il est repéré par Miles Davis et participe aux sessions d’enregistrement de la B.O. du film de Louis Malle, Ascenseur pour l’échafaud. En 1960, c’est au sein des Jazz Messengers, qu’il travaille à la bande originale du film de Roger Vadim, Les Liaison dangereuses

Ascenseur pour l’échafaud, Miles Davis


Mais voilà, le pavillon du sax de Barney est plein de cool et de bop. Trop plein. Et, Wilen a déjà bu le Free à sa source, aux Etats-Unis. Interloqué d’avoir « perdu (son) temps à jouer dans un certain style et que tout était à démolir et à refaire – à oublier », Barney n’oublie pour autant sa matrice swing, comme le relève le journaliste Philippe Robert. Wilen n’oppose pas la syncope ou embardées Free : « Ce n’est pas une question de tempo ni de métronome. Le swing participe plutôt de la magie… C’est une manière magique de faire ou de dire les choses telle, qu’on est toujours dépassé par ce qu’on fait. La musique, aujourd’hui, relève du magnétisme. Il en a toujours peut-être été ainsi, mais personne n’en avait pris conscience. » Arrive ainsi la première éclipse, en 1962, et Barney Wilen se retire en pleine gloire. Il réapparaîtra en 1967, dix ans après le cool davisien, dans les remous façonnés par François Tusques sur son Nouveau Jazz, sorti grâce à Colette Magny sur les Disques Mouloudji. La France n’avait pas tout à fait prévu l’arrivée du Free sur ses côtes. En 1969, il part en Afrique pour un périple de trois ans en Algérie, au Niger et au Mali, dont il rapportera Moshi, paru en 1972, sur Saravah le label libertaire de Pierre Barouh, havre de paix d’une bonne paire de cocos adeptes du jazz et autres sonorités borderline. Il y frotte le jazz aux musiques traditionnelles, les prises de studio au field recording. Mais avant 69 et l’Afrique, c’est encore 67 et la French Riviera. C’est aussi et déjà les prises de sons in situ et la recherche du spirit dans un free jazz magnétique. On retrouve ainsi le piano de Tusques sur Auto Jazz, Tragic Destiny Of Lorenzo Bandini, un des enregistrements les plus aventureux et les plus puissants du catalogue de Wilen. Le jazz d’avant-garde mêlé à la musique concrète y rendent hommage à Lorenzo Bandini, pilote italien mort tragiquement lors du 25e Grand Prix Automobile de Monaco.

 

« Les catégories sont bonnes pour les programmateurs de radio, parce que c’est commode. Il faut résister à la mise en fiche de la musique. Ou alors, qu’on mette toute la musique en fiches perforées dans des ordinateurs. Cela ouvrira peut-être une nouvelle porte pour qu’il puisse y avoir éclatement de la musique. » Barney Wilen

En 1967, Wilen réside à Monaco. Passionné de sport auto, il descend sur le port pour enregistrer, pour ses archives personnelles, le son de la course, son Nagra en main. Mais l’italien Lorenzo Bandini, sacré champion des 1000 km de Monza quelques semaines plus tôt, perd le contrôle de sa Ferrari 312 et s’écrase en sortie de virage dans la chicane du port. La Ferrari se retourne, s’embrase. En 1967, les sorties de route sont empêchées par de simples bottes de pailles. Sous le choc, elles s’enflamment à leur tour. Bandini est piégé. Le Prince Michel de Bourbon-Parme s’élance armé d’un extincteur pour l’extraire de la carcasse en feu. Trois jours plus tard, Bandini meurt à l’hôpital des suites de terribles brûlures. Il a 31 ans. Wilen, d’à peine 2 ans son cadet, frappé par la vision terrible de l’accident, en prend la matière explosive pour dynamiter définitivement l’héritage bop qui le poursuit depuis son sacre, dix ans plus tôt, comme petit prince cool du jazz frenchy. Il se met alors au travail et intègre les bandes de sons prises sur le GP dans une nouvelle composition célébrant la trajectoire fatale du pilote de Barce.

 

Barney Wilen réfléchit à un spectacle total où cet enregistrement est confronté à un quartet de jazz en improvisation et aux images du film tourné sur le circuit par François de Ménil. Cette idée se concrétise dans une représentation au Musée d’Art Moderne de Paris en 1967 puis à l’Université de Manhattan à New York devant un public comprenant Rauschenberg, Warhol et Ginsburg et, enfin, dans l’album Auto Jazz, Tragic Destiny of Lorenzo Bandini enregistré l’année suivante pour le label allemand MPS. La musique, viscérale et pleine d’urgence, confère à la mise en drame sonore d’un évènement tragique recueilli sur la bande magnétique — il s’agit bien de cela, du magnétisme, renforcé par les trouvailles musicales — la force de frappe des pierres angulaires, la charge mythique des clefs de voûte.

 Auto Jazz, 1st Movement – Expectancy.

Le son du disque est assez inhabituel, pour un album enregistré en leader. Le sax est sous-mixé dans la matière globale. La bande sonore de la course, brute, se confronte en permanence à la fluidité des idées musicales développées au piano, piano préparé et à l’orgue par Tusques, elles-mêmes en contrepoint quasi aléatoire de la rythmique très libre jouée par Beb Guerin à la basse et Eddy Gaumont à la batterie. Sans doute, Barney Wilen a-t-il eu à l’oreille la très récente expérience de 16’54 menée par Bernard Parmegiani à l’ORTF. Mixant un free jazz radical à la musique électro-acoustique, il créé JazzEx, en 1966 et en compagnie de quatre tête brûlées : Jean-louis Chautemps, Bernard Vitet, Gilbert Rovère et Charles Saudrais. Parmegiani travaille des sons regroupés sur une bande magnétique qui tourne en même temps que les jazzmen improvisent. Et cet improbable téléscopage submerge très vite l’auditeur d’une variété de timbres et de sons : grincements de l’archet sur la contrebasse, batterie frappée sur des parties non destinées à cet effet, couinements du sax ténor, barrissements trompettés par Vitet, que Parmegiani restitue, transforme et déforme en direct, devenant alors l’excroissance du quartette qu’il dirige.

 JazzEx, Bernard Parmigiani.

 

Dans l’Auto Jazz de Barney Wilen, la vraie vedette, le véritable instrument lead, reste la Ferrari conduite par Lorenzo Bandini, qui sort en flamme de la chicane des gazomètres et entre, incandescente, dans l’histoire du free jazz français. Le bolide entre et sort du récit musical sans prévenir, s’élance au milieu de la masse musicale en reliant pilote et musiciens dans des lâcher-prises bourrés d’imprudence, des citations amusées et des poussées d’adrénaline jusqu’à l’hymne funèbre, fin magistrale en apesanteur de cette pièce conçue en 5 mouvements. Le rugissement des moteurs joue le contre la montre du premier mouvement, on y entend l’hymne national de la principauté naître d’une parodie de The Thrill Is Gone (cf. plus haut et l’amour de Wilen pour l’art de la ballade). Dans Tribune Princière, le troisième mouvement, la basse et le ténor s’entendent pour greffer une montée en tension sur la vitesse fantomatiques des voitures. Sur Hair Pin, les assauts percussifs du piano et du sax négocient à pleins gaz l’épingle à cheveux des gazomètres.

Auto Jazz, 5th Movement – Canyon Sounds And Destiny

Enfin, dans Canyon Sounds and Destiny, dernier mouvement, flotte le sentiment de perte imminente propulsé progressivement par l’orgue Hammond de François Tusques quand la basse ouvre les portes de la masse sonore dans laquelle s’engouffre le ténor de Wilen, intense, volubile et rageur. On est pas loin du Love crié par John Coltrane, autre pilote free jazz mort en 1967. Mais, à Monaco, c’est un autre cri qui ouvre et clôt Auto Jazz, une angoisse magnifiée qui se love dans un « putain, oh, putain ! » anonyme et méridional.

Badneighbour

Barney Wilen
Auto Jazz, Tragic Destiny of Lorenzo Bandini
Environnement sonore enregistré au 25e Grand Prix de Monaco, 7 mai 1967. 
Album enregistré le 13 février 1968 au Tonstudio Bauer de Ludwigsburg, RFA.

Sorti en 1968 sur MPS Records.

Line-up
Barney Wilen
 saxophone

François Tusques piano
Ben Guérin contrebasse
Eddy Gaumont batterie
Lorenzo Bandini Sefac Ferrari


Tracklisting

A1. 1st Movement – Expectancy
A2. 2nd Movement – Start
A3. 3rd Movement – Tribune Princiere
B1. 4th Movement – Hair Pin (Virages Des Gazométres)
B2. 5th Movement – Canyon Sounds And Destiny