Tout juste un peu de bruit.

En 1969, la chanson française est coincée entre les yé-yés, les pompom-pi-dou et la beuglante de Léo Ferré. Le monde est désormais moderne. À Paris, l’esprit de mai semble se dissiper rapidement et Nougaro l’a annoncé depuis quelques temps déjà, il ne veut plus cracher dans la gueule à papa. Au même endroit pourtant, trois cocos sont réunis au Lucernaire pour y jouer une pièce hors-cadre qui expérimente liberté, insolence engagée et quelques vers qui vont avec. Le trio est composé de Brigitte Fontaine, Areski Belkacem et Jacques Higelin. Niok se jouait tous les soirs à 22 h. Quatre musiciens américains ouvraient pour eux. « Dans le même théâtre, jouait l’Art Ensemble of Chicago. Parfois, ils venaient se joindre à nous. Nous assurions la partie chant et les jeux visuels, l’Art Ensemble venait ensuite prendre place dans le jeu au moyen d’une trompette ou d’un saxophone. Quelqu’un a eu l’idée que l’on fasse un spectacle ensemble, puis un disque. » résumera simplement Brigitte Fontaine, un peu plus tard, au journal Le Monde. En scène, la réunion prodige tient du rituel vaudou et de la recherche contemporaine et de l’improvisation très maîtrisée. En studio, l’épure des arrangements entre en action. Poussant leur logique jusqu’au bout, les souffleurs de l’Art Ensemble acceptent de limiter leurs interventions au minimum ou de se retrouver sous-mixés, laissant l’espace nécessaire à l’éclosion du duo Areski/Fontaine. Comme à la Radio sort en 1970 et reste considéré comme un chef-d’œuvre de production musicale des années 70.

Comme à la Radio.


Un treizième homme est à créditer pour cette réussite de liberté sensuelle, l’ingénieur du son Daniel Vallancien, venu de la musique contemporaine, fidèle des travaux de Xenakis et de Boulez. Areski résume les visées du bonhomme ainsi : « Il était là-dedans, tu tapais sur un bout de tuyaux, ça l’intéressait. Il cherchait. Rien n’aurait été possible sans lui. »1 Grâce à Vallancien, qui cultive la mélodie dans l’optique d’en faire des paysage sonores, l’album devient l’une des pierres d’angle de la production made in Saravah, label créé en 1965, par Pierre Barouh, expérimentateur imparable du domaine et des formats de la chanson. Barouh, fidèle à sa conception libertaire, donne son feu vert d’un simple : « Allez-y, vous avez le studio ! » Il fera de même avec Vallancien quand celui-ci lui demandera d’enregistrer son propre album et de passer sous les filtres de sa console le saxophoniste, Philippe Maté. Pour Comme à la radio, il retrouve l’Art Ensemble, croisé pendant l’aventure BYG de l’été 69 et avec qui il vient d’enregistrer Je Suis un Sauvage en compagnie du comédien béninois Alfred Panou, en octobre. Il retrouve également au studio des Abbesses, Jean-Charles Capon, violoncelliste du Baroque Jazz Trio avec lequel il a enregistré la même année. Vallencien pousse plus loin la complicité qui le lie aux musiciens pour un enregistrement fait de longs dialogues, d’exigence et d’expérimentation, les micros peuvent alors tourner autour des sax pour créer l’effet et la couleur recherchés. Vallancien travaille la matière même du son, et, dans la même veine que ce qui s’invente dans les studios du GRM, découpe et remonte ses bandes. Sur Je ne connais pas cet homme, suite donnée par le duo Areski/Fontaine à Comme à la Radio, Vallancien poursuit ses innovations comme les collages proche des jump-cut que Jean-Luc Godard distillait dans le montage de ses films. Les faux raccords restent pourtant subtils sur les disques enregistrés par Vallancien et propulse l’oreille sur un terrain sonore illustrant parfaitement — écoutez Un Beau matin d’Areski — cette bonne vieille théorie freudienne de l’inquiétante étrangeté. Chaque titre mixé par l’ingénieur du son porte un univers en soi.

 


Avec ces choix de mixages personnels (les cuivres sont parfois serrés jusqu’à sonner comme des bombardes), les dix morceaux de Comme à la radio renversent une bonne paire de conventions. L’Art Ensemble, meilleur des ensembles américains de l’histoire de la free musique, jouent ici en discrétion, se fondant dans le son d’ensemble. Face aux longues lignes de cuivres tenues par Joseph Jarman, Roscoe Mitchell et Leo Smith, se placent, en contrepoints parfaits, les rebonds fomentés par Favors et Belkacem. Le chant de Brigitte Fontaine, plus proche du récitatif en talk-over, explore la même spontanéité avec laquelle les musiciens manient leurs instruments, libérant sa métrique comme ses attaques. Les thématiques, intimes et lucide jusqu’à la violence, s’en trouvent grandement libérées. Et la musique de boucler sur ces inventions. Les membres de l’Art Ensemble étaient alors tous multi-instrumentistes. Y sonnaient de nombreux saxophones, des flûtes et un instrumentarium célébrant le bugle comme le shofar, la contrebasse comme les conques, le banjo comme le synthétiseur. Se joignent à eux, Jean-Charles Capon et le contrebassiste Jean-François Jenny-Clark, tous deux aux avant-postes du jazz français, ainsi que deux musiciens tunisiens, Kakino De Paz (cithare) et Albert Guez (luth). La musique de l’Art Ensemble Of Chicago s’articule d’abord autour du rythme : influencés par les polyrythmies africaines, le quartet, augmenté ici d’un autre membre de l’AACM2, Leo Smith, met largement l’accent sur une construction rythmique originale. Ceci est renforcée par l’absence de batteur, chaque membre mettant une main ou un pied à la pâte sonore générale. C’est free comme un merlan nageant dans les eaux du bonheur. 

 


Sur Comme à la radio, le morceau-titre, la voix de Fontaine double musicalement et rythmiquement les motifs joués à la trompette par Leo Smith. Vallancien s’amuse à mixer le reste des instruments en arrière-plan, les fondamentales de la ligne de basse charpentée par Malachi Favors viennent épaissir les résonance du tom basse joué par Areski. Un long serpentin à la sensualité étrange, défile ainsi sur les huit minutes du morceau. Il en structure l’espace et la voix peut alors faire sonner sonner les appels, laisser flotter ses incise politiques laconiques puis se poser sans forcer. Côté texte, on a du réel, du venu des messages codés de la BBC période WWII, on a de l’intemporel : des milliers de personnes en pleurs, la police mettant au fleuve un jeune homme blessé, un médecin alcoolique et la répétition de cette ligne, insurgée sans en avoir l’air, déclarant qu’ « il fait froid dans le monde ». Le genre de murmure diaphane à vous faire trembler le tympan comme le cervelet pendant longtemps. Les vers abrupts de Brigitte Fontaine — qui pourrait, sans trembler, eux, chroniquer un survol social de la France du jour — s’élèvent sur des motifs épars qui visaient la transe et la concision.

 

 

 Lettre à Monsieur le chef de gare de La Tour de Carol.


Comme à la radio et Lettre à Monsieur le chef de gare de La Tour de Carol — morceau, enregistré antérieurement (Jacques Higelin est à la guitare), d’abord sorti en face B d’un 45 tours en 1969 — s’affichent comme l’alpha et l’omega d’un album simple et vénéneux. Entre ces deux titres, des incisives marxistes sur Tanka I, un condensé de l’art free sur Léo, la fragile incantation de L’Été l’Été, la noirceur implacable du chant d’Areski dans Le Brouillard — réenregistré avec Vallancien sur Un beau matin en 71 — et les murmures paradoxaux de Fontaine, Tanka II, sur fond de tambours à main. Les cordes de la Lettre A Monsieur Le Chef De Gare De La Tour De Carol, les cordes sciées par Jean-Charles Capon et Jean-François Jenny-Clark sont poussées toujours plus avant dans leur hypnose féroce par Daniel Vallancien. « Tout juste un peu de bruit » entend-on dans un recoin de Comme à la radio, un bruit presque inaperçu à sa sortie mais dont l’écho aura été plus que fertile. L’Art Ensemble continuera ses expériences françaises en enregistrant l’année suivante une bande originale pour Les Stances à Sophie, film de Moshé Mizrahi, dont le Thème de Yoyo est une des clés de voûte des noces entre la funk et le free jazz. Sonic Youth se réclamera héritier naturel de Comme à la radio, chant fragile et arythmique, longue procession sonore, et sera à l’origine de la redécouverte de l’album dans les nineties (le groupe enregistrera avec Brigitte Fontaine sur Kekeland). Daniel Vallancien, avant de partir faire le tour du monde sur un voilier, a continué un temps ses expérimentations sonores et musicales, enregistrant avec le même soin les albums des pionniers du free comme Anthony Braxton et des tubes pour dancefloor comme L’Été s’ra chaud où la voix d’Éric Charden joue les seconds couteaux sous la stéréoscopie fascinante des cordes de synthèse, faisant, à leur tour, la joie de la radio. Autres temps, autre mœurs.

Badneighbour

Pour aller plus loin :

1. Saravah, C’est où l’horizon ? de Benjamin Barouh (ed. Le Mot et Le Reste, 2018)
2. L’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) a été fondée à Chicago en 1965 par Muhal Richard Abrams ainsi que d’autres musiciens dont Anthony Braxton et Amina Claudine Myers. On y retrouve les membres du futur Art Ensemble of Chicago, Lester Bowie, Joseph Jarman, Roscoe Mitchell and Malachi Favors L’AACM, en plein période de luttes pour les Droits Civiques a exploré les bases d’une Black Music et a commencé à organiser des concerts, à enseigner la musique, l’histoire des Africains-Américains et à offrir aux jeunes chicagoans des pistes d’orientation spirituelle. The Art Ensemble nait en 1967 reste l’un des plus radicaux à sortir des Etats-Unis quand il rejoint Paris en juin 1969. Le groupe devient l’Art Ensemble of Chicago, enregistre des sessions séminales comme A Jackson In Your House pour le tout jeune label BYG et retrouve — au début du mois d’août et à l’American Center — d’autres têtes chercheuses du free jazz, comme Archie Shepp, Dave Burrel ou Clifford Thornton, de retour du festival Panafricain d’Alger où politiques, musiciens et photographes avaient débattu des possibilités mondiales de la jeune nation Afrique. Pendant une semaine, du 11 au 17 août, douze pierres angulaires du free furent enregistrés.
3. Article de Clovis Goux, Red Bull Music Academy, 2016

 


Line-up

Art Ensemble of Chicago :
Joseph Jarman : hautbois, sopranino
Roscoe Mitchel : flûte
Malachi Favors : basse
Lester Bowie : trompette
Léo Smith : trompette
Areski Belkacem : percussions, chant
Brigitte Fontaine : chant
Jacques Higelin : guitare
Jean-Charles Capon : violoncelle
J.F. Jenny-clark : contrebasse
Kakino de Paz : cithare
Albert Guez : luth
Daniel Vallancien : prise de son, Studio Saravah (1969)


Tracklisting

A1. Comme À La Radio
A2. Tanka II
A3. Le Brouillard
A4. J’Ai Vingt-Six Ans

B1. L’Été L’Été
B2. Encore
B3. Léo
B4. Les Petits Chevaux
B5. Tanka I
B6. Lettre A Monsieur Le Chef De Gare De La Tour De Carol