La musique électronique est née à la radio.
— entretien avec François Bonnet, directeur du Groupe de Recherche Musicale

Le 5 octobre 1948, un acte fondateur des musiques concrètes marque l’histoire de la musique. Le premier Concert de Bruits donne naissance aux musiques purement électroniques. Cinq pièces forment le programme de ce concert, regroupées sous le titre Les études de bruits, du compositeur, ingénieur et philosophe Pierre Schaeffer (à écouter plus bas). Il est également fondateur du Studio d’Essai de la Radiodiffusion-Television Française, qui deviendra bientôt la fameuse ORTF de nos (grands-) parents. Ces morceaux ont été composés d’une manière totalement révolutionnaire pour l’époque, et sont constitués uniquement de sons enregistrés et transformés en studio. Dans ces années d’immédiate après-guerre, le matériel technique est encore rudimentaire : platines vinyles, consoles de mixage. La composition de ces œuvres est une prouesse technique. Pierre Schaeffer est un visionnaire qui comprend instantanément qu’il vient de découvrir une mine d’or. L’invention d’ une musique technologique inaugure une nouvelle ère et ouvre la voie à l’art sonore. Le Studio d’Essai va intégrer le Service de la Recherche de l’ORTF avant de devenir, en 1960, le mythique Groupe de Recherche Musicale au sein duquel travailleront les plus importants compositeurs français de musique expérimentale : Pierre Henry, bien sûr, mais aussi Luc Ferrari ou François Bayle, qui succédera à Pierre Schaeffer en 1966.  Quand l’ORTF sera démantelée en 1974, le GRM tombera dans le giron de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA).
Les musiques électroniques sont donc nées à la radio. Une histoire franco-française, comme un accès de fièvre patriotique pourrait nous le faire croire ? Non. Si le Studio d’Essai fut sans doute le premier vrai studio de création sonore, on assiste, dès le début des années cinquante, au surgissement de ces lieux de création technologiques dans plusieurs autres métropoles en Europe et ailleurs. En Allemagne, c’est le studio de la WDR qui est créé à Cologne, en 1951 par Herbert Eimert. Ce studio sera très différent de celui de Paris et se spécialisera dans la production de sons synthétiques grâce aux premiers synthétiseurs, imposants comme des armoires normandes. C’est aussi là-bas que s’épanouira l’immense Karlheinz Stockhausen. C’est également à la WDR que débuteront les Kraftwerk, avant de monter leur propre home studio, mais ça, c’est une autre histoire. À Tokyo, c’est le Studio de la NHK. À Londres, est créé le BBC Workshop et à Milan, le Studio de phonologie musicale de la RAI. 
ORTF, NHK, WDR, BBC, RAI sont toutes des radios publiques. Ce sont donc des institutions d’Etat qui vont instaurer et développer ces espaces dédiés à l’expérimentation et la recherche sonore. Pourquoi ce phénomène ? Qu’est ce qui flottait dans l’air de ces grandes villes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ? Nous avons interrogé François Bonnet, directeur artistique du GRM, seul parmi ces studios à avoir encore une activité centrée sur la création musicale. Un studio encore bien vivant puisqu’il accueille la crème des artistes expérimentaux d’aujourd’hui, notamment dans le cadre du festival parisien Présences Électroniques.

François Bayle – Tremblement de terre très doux (1978)

 

Quel est le contexte qui permet, au sortir de la deuxième Guerre mondiale, la création des studios de recherche et le développement des outils de création musicale et sonore ? François Bayle disait récemment, dans une interview, « la musique concrète est un enfant du théâtre et la radio d’essai fut son berceau ».
Effectivement, Pierre Schaeffer trouve la démarche concrète en partant des outils qui sont à l’origine destinés à créer des dramatiques radiophoniques. Il va chercher des objets habituellement utilisés pour créer des effets spéciaux sonores, et c’est à partir du dispositif technique — l’enregistreur et les platines vinyles puis assez vite le magnétophone à bande — qu’il entrevoit l’émergence d’une nouvelle musique. Ces débuts de l’aventure des musiques concrètes et électroacoustiques à la radio française sont, à mon sens, un peu spécifique. Cela débute avec la création du Studio d’Essai, puis du Groupe de Recherche de Musique Concrète et enfin du Groupe de Recherche Musicale. C’est l’ensemble des moyens et du vocabulaire de la radio qui est mis en jeu pour aller inventer un territoire musical qui n’existait pas. 
Ce n’est pas tout à fait la même chose avec le studio de la Westdeutscher Rundfunk à Cologne ni avec celui de la NHK à Tokyo. En France, il y a toujours eu des allers/retours entre la recherche musicale et la production radiophonique et, plus tard, audiovisuelle. En Allemagne, au contraire, si les moyens venaient d’abord de la radio, la mise en place d’un studio comme outil de composition qui s’inscrit dans la tradition de la musique « écrite ». A contrario, il y a un autre studio qui serait l’opposé de Cologne, dans sa destination, c’est celui de la BBC, le BBC Workshop, qui est créé, lui aussi, au début des années 1950. Ce qui est frappant avec le BBC Workshop c’est que les panoramas techniques et l’environnement économique sont vraiment très proche du GRM. Mais le BBC Workshop se donne tout de suite comme mission la musique applicative : design sonore, effets spéciaux sonores, musique pour des émissions de radio et de TV.  Si on regarde les artistes qui y ont travaillé, peu ont été reconnus comme compositeurs à part un petit nombre comme Delia Derbyshire, par exemple. Ce sont des musiciens qui n’ont pas toujours pu exister en dehors de leur institution. Ce qui n’était pas le cas au GRM où des gens comme François Bayle, Luc Ferrari et Iannis Xenakis ont pu mener des carrières de musiciens en dehors du « bureau » et acquérir une grande envergure. C’était aussi le cas au Studio de Phonologie de la RAI à Milan où Bruno Maderna et Luciano Berio étaient des compositeurs reconnus. C’était aussi un risque, car si les studios étaient liés à des figures imposantes, comme par exemple le studio de Cologne et Stockhausen, il y a eu des difficultés pour maintenir les studios à leur départ.

Le GRM a donc toujours trouvé un équilibre entre un espace à destination des compositeurs pour la création et un lieu pour la musique plus applicative ?
Au GRM, les interactions entre nouvelle musique et moyens de production de l’administration audiovisuelle ont toujours été multiples. Quand la pure composition était questionnée, la production sonore pour les recherches audiovisuelles, les actions de transmission, les développements technologiques prenaient le relais. Ça a été le talent de Schaeffer d’implanter les missions du GRM à travers différents axes. Il y avait toujours quelque chose pour répondre à la demande de l’institution. C’est, à mon sens, la raison pour laquelle le GRM existe encore aujourd’hui alors que presque tous les studios ont disparu. 

Pierre Henry & Pierre Schaeffer, Orphée 53 (1953)

 

Dans un documentaire que vous avez produit sur Pierre Henry, ce dernier explique pourquoi il a claqué la porte du GRM. Pierre Schaeffer souhaitait d’abord théoriser sur les découvertes sonores que les deux artistes avaient trouvées de manière très pragmatique, en « bricolant avec les machines ». Il voulait étudier ce qu’étaient ces « objets sonores », en effectuer une classification rigoureuse, scientifique, avant de laisser les artistes s’en emparer et faire « un petit peu n’importe quoi » avec ces découvertes sonores. 
Je crois que le talent, le coté visionnaire de Schaeffer, le fait qu’il soit toujours tiraillé entre l’art, la poésie, l’écriture et la science, cette idée d’un technicien-poète, l’ont rendu fascinant. Pierre Henry a quitté le groupe en partie parce que Schaeffer était en train de mettre en place une méthodologie de recherche. On avançait, on faisait des études, on tirait des conclusions et on avançait à nouveau. Pierre Henry, c’est l’expressif par excellence et il voulait casser le cadre. Je pense qu’il est parti parce qu’il avait besoin d’émancipation. Mais il ne faut pas oublier que Schaeffer aurait très bien pu aussi ne jamais ouvrir les portes. Il a tout de même, à chaque fois, laissé le champ libre à des personnalités fortes, comme Luc Ferrari, par exemple. Mais c’était aussi un homme d’institution et je pense que si le Groupe n’avait été qu’un rassemblement de joyeux compositeurs travaillant pour eux et pour l’art, ça n’aurait pas été justifiable très longtemps. Il devait donc combiner avancées créatives, avancées techniques, avancées de la réflexion avec une volonté d’intégrer ces missions dans l’architecture globale de l’administration. Par ailleurs, il y a eu également et très rapidement des relations avec les autres studios qu’on a évoqués, sous l’égide du concept de musique expérimentale qui était un concept rassembleur, œcuménique. Des personnalités comme Karlheinz Stockhausen, Pierre Schaeffer ou Luciano Berio, se revendiquaient d’une avant-garde musicale qui se servait des outils de la radio et grandissait dans l’institution.

Pierre Schaeffer, Les études de bruit (1948)

 

Quand on parle de radio, on suppose une écoute intime. Il y a une relation très personnelle de l’auditeur à son poste de radio. On a parlé des moyens de production et des dispositifs technologiques du studio radiophonique qui ont permis l’émergence de cette nouvelle musique. Mais, il y a aussi la manière dont on reçoit, dont on écoute la musique. Est-ce que dans la démarche des compositeurs, cette question de l’écoute à la radio était importante ?
On est toujours sur une dualité entre pièces écrites pour la radio et pièces écrite pour le concert. Cette dualité s’est nouée dès l’événement fondateur que fut le premier Concert de bruits en 1948. C’est la première diffusion publique de la musique concrète, et celle-ci prend la forme d’un concert. Mais ce concert est ensuite radiodiffusé, comme la plupart des œuvres produites au GRM. Très vite s’est posée, pour les musiques concrètes et électroniques, la question de la diffusion en concert. En effet, il n’y a pas de musiciens traditionnels et il est impossible techniquement, dans les premières années, de jouer ces musiques en live. Ce sont donc des musiques qui sont nécessairement enregistrées sur des supports (disques, bandes…) et diffusées par le moyen de haut-parleurs. En mono, en stéréo puis très vite se pose la question de la spatialisation des sons avec des systèmes en quadriphonie puis avec la création de l’orchestre de haut-parleurs, l’Acousmonium inventé par François Bayle.
Il ne faut pas oublier que l’une des missions de la radio, c’était de faire des retransmissions de concerts. Toutes les grandes radios ont eu leur orchestre résident. C’est un peu moins vrai maintenant, mais plus pour des raisons économiques que pour des questions fonctionnelles. On ne peut donc pas opposer la diffusion en concert et la retransmission radiophonique. Il y a un lien très fort, qui dépasse le cadre de la musique électroacoustique et concrète, entre production radiophonique et production de concerts en public. D’ailleurs il y a des pièces qui avaient des versions multicanales pour le concert et pour lesquelles on a fait des réductions stéréophoniques pour la radiodiffusion. À l’opposé, il y a des pièces transférées pour le disque qui étaient mixées avec un peu de réverbération pour recréer une acoustique de salle de spectacle.

Dans le Service de la Recherche de l’ORTF, il y a d’abord eu le Groupe de Recherches Musicales, puis le Groupe de Recherche Image, qui menait des travaux dans le domaine audiovisuel. Quels sont leurs liens ?
Beaucoup de productions du Groupe de Recherche Image étaient mises en musique par les gens du GRM comme les films de Piotr Kamler notamment avec Bernard Parmegiani ou Luc Ferrari. Une des premières musiques de François Bayle était pour un film de Robert Lapoujade. Il y a eu entre les deux groupes une vocation commune qui était de faire un travail exploratoire sur les formes musicales ou filmiques. 

Aujourd’hui, pour le GRM, être à la Radio, est-ce que ça continue d’avoir du sens ?
Aujourd’hui, nous sommes basés à la Radio, avenue du Général Mangin, mais nous dépendons de l’INA. Je pense que l’on est là où l’on doit être. Ce qui me paraît important, c’est de s’inscrire dans ces 70 ans d’histoire parce que nous sommes les héritiers directs des pionniers de ces musiques. C’est parce que nous sommes inscrits dans ce circuit institutionnel lié à la Radio que nous pouvons être des acteurs pertinents et crédibles des évolutions esthétiques actuelles pour les musiques de création. Pendant des années, les musiques concrètes et électroacoustiques étaient tout juste tolérées. Maintenant, elles émergent de nouveau parce nous pouvons les mettre en perspective avec de nouveaux artistes et de nouvelles esthétiques liées aux musiques électroniques expérimentales.

propos recueillis par Nicolas Thirion

Piotr Kamler, Chronopolis, musique de Luc Ferrari (1982)

  

à écouter pour aller plus loin :

Karlheinz Stockhausen – Studie 1 (1953)

Karlheinz Stockhausen – Gesang der Junglige (1956)

Gottfried Michael Koenig – Elektronische Kompositionen (1955/1962)

Luc Ferrari – Hétérozygote (1963)

Delia Derbyshire – Ziwzih Ziwzih OO-OO-OO (1968)