#1 Delia Derbyshire
Ouvrons cette première de Sculptress of Sounds avec celle que certains appellent la « mère de la musique électronique britannique » : Delia Derbyshire. Son nom ne vous dit peut-être rien sauf si vous êtes, au choix, connaisseur en musique électro ou inconditionnel des classiques de Doctor Who. Oui, car c’est bien cette pionnière de la musique électro qui a réalisé les premiers arrangements de la série alors qu’elle travaillait pour la BBC, dans les années 60.
Un double diplôme de mathématiques et de musique en poche, elle monte à la capitale à la fin des années 50, mais comprend rapidement qu’il lui sera impossible, en tant que femme, de devenir compositrice. Ce n’est qu’en 1960 qu’elle intègre la BBC, qui n’emploie alors pas de compositeurs. Mais le broadcaster britannique possède un autre atout que Derbyshire va rapidement découvrir : le BBC Radiophonic Workshop, un département sonore expérimental, chargé de réaliser des ambiances et effets sonores électroniques pour ses programmes, radio ou télé, majoritairement scientifiques, psychologiques, d’horreur ou de science fiction. Pour les autres programmes, la BBC fait évidemment appel au traditionnel orchestre.
Aussi surprenant que cela puisse paraître dans un département de recherche sonore, Delia est la première à intégrer l’équipe avec une formation musicale. Elle apporte une vision abstraite des sons, elle qui compose aussi facilement avec des notes sur une partition qu’avec des formules mathématiques sur du papier millimétré.
Avec une extraordinaire économie de moyens – pauvreté du département oblige – elle excelle à modifier et tordre les sons, les samplant et les mixant jusqu’à créer une nouvelle matière, inouïe. Ces sons, qu’elle perçoit comme des images à analyser, une matière à manipuler, Delia aime les travailler de l’intérieur en les accélérant, ralentissant, coupant, copiant, collant ou les inversant pour composer. Elle fabrique des bandes magnétiques tellement complexes qu’elle doit parfois les dérouler dans les couloirs du studio pour en vérifier les raccords !
À cette époque, pour une femme, réussir à infiltrer à la BBC et parvenir à y composer relève carrément de l’activisme. C’est ce que revendique cette « post-féministe avant même l’invention du féminisme » – formule à peine exagérée, le Women’s Lib n’arrivant en Grande-Bretagne qu’à la fin des années 1960. Pour autant, elle n’a jamais été créditée pour la série dont elle a créé le thème culte. Ron Grainer, le compositeur original du thème, aurait dit « C’est moi qui ait composé ça ? ». Derbyshire n’a d’ailleurs pas même gagné un penny de royalties, alors même que la nouvelle saison de Doctor Who revient clairement aux sources du thème original – du vintage, ici encore !
Années 70, tournant technologique, arrivée des synthétiseurs. Delia Derbyshire ne se reconnaît plus dans ces nouveaux modes de production sonore standardisés qui, pour elle, limitent le rapport au geste et à la manipulation de la matière sonore. En bonne perfectionniste, elle vit mal l’accélération des rythmes de travail imposée par les machines. En 1975, elle quitte la BBC et ses activités dans le monde musical. Elle n’y reviendra qu’à la fin de sa vie. Après sa disparition en 2001, une archive de plus de cinq cent heures de bandes magnétiques est découverte dans son grenier, négligemment entreposée dans des boîtes de céréales ! Delia Derbyshire reste une figure majeure voire une inspiration pour des musiciens tels que Pink Floyd, Paul McCartney, The Chemical Brothers, The KLF, Sonic Boom ou encore Aphex Twin.
Juliette Tixier