Termen au cinéma

C’est le déplaisant phénomène acoustique accompagnant jadis le fonctionnement des récepteurs radios qui est mis à profit et canalisé par le physicien et violoncelliste soviétique Lev Sergueievitch Termen, grâce à un appareil radioélectrique muni d’un générateur produisant des signaux sonores d’une certaine hauteur, avec un certain timbre, une intensité et une durée. Ses découvertes débouchent, en 1921, sur l’invention du thérémine, un instrument de la nouvelle lutherie électronique qui fonctionne à partir d’une fréquence constante modulée par le mouvement et le déplacement des mains devant les deux électrodes dont l’instrument est pourvu. En déplaçant ses mains dans l’air, le musicien semble produire « des sons du vide », d’où les noms imaginés à l’époque pour décrire le thérémine : « voix de l’éther », « musique de l’air », « musique des sphères », « musique de l’ailleurs ».
Son fonctionnement même, qui s’effectue sans aucun contact avec l’instrumentiste, a suffi pour lui forger une solide réputation d’instrument insolite. Provenant d’Union Soviétique, son origine a aussi conforté l’idée d’un « instrument de l’ailleurs », non seulement par sa sonorité hors du commun, mais aussi en raison de sa provenance géographique. La modernité de sa facture, dépendante de l’électricité, l’a très souvent associé à des scénarios où évoluent des extraterrestres dans un environnement technologique surdéveloppé. Une translation directe s’opère alors entre le contexte d’émergence de l’instrument, issu des dernières avancées technologiques en matière de production sonore, et les scénarios où se mêlent des éléments propres à l’univers de la science-fiction. Si le thérémine trouve un terrain d’expression favorable dans certains films à suspense et certains films d’horreur ou pour traduire certains troubles de la pensée humaine, c’est surtout dans le cadre du cinéma de science-fiction qu’il trouve un genre de prédilection.

Voici quelques exemples significatifs qui ont marqué son utilisation au cinéma. Le thérémine entre d’une manière démonstrative dans le cinéma soviétique avec la musique originale du film muet Aelita (1924), de Yakov Protazanov, premier film de science-fiction russe d’après Tolstoï dont la partition comprend pas moins de trois thérémines. Dimitri Chostakovitch introduit le thérémine dans Odna de Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg.
Léon Termen s’installe aux États-Unis à partir de 1932 et commercialise son instrument à grande échelle avec l’aide de la société RCA sous le nom de Thereminvox. La curiosité suscitée par ce nouvel instrument ne trouve alors d’égale que l’étrangeté de son utilisation.

Dans l’optique de compléter le décor fabuleux du laboratoire du Docteur Frankenstein et pour représenter les bruits terrifiants de son équipement scientifique, James Whale demande à Franz Waxman de composer la musique de The Bride of Frankenstein en 1934. Comme le disait Franz Waxman, « c’était un film d’horreur qui demandait une musique d’une obsédante étrangeté, mystérieuse et différente ». Aussi, le thérémine, qui occupe la fonction mélodique principale, ne constitue pas le seul nouveau dispositif acoustique destiné à produire de l’étrange. Waxman a en effet prévu tout un appareillage rythmique alliant cymbales jouées à l’archet et bruits concrets – jets de vapeur, éléments mécaniques, roue grinçante, etc. – s’insérant et marquant les accents rythmiques du grand thème orchestré pour simuler le fonctionnement du laboratoire de Frankenstein.
Dimitri Tiomkin emploiera le thérémine dans la même voie que James Whale dans The Thing From Another World (1951), de Christian Nyby. À l’instar de The Bride of Frankenstein, le thérémine est utilisé pour traduire la présence d’un extraterrestre végétal retrouvé congelé dans la banquise, se nourrissant de sang humain pour se reproduire et pouvant se régénérer lorsqu’on lui coupe un membre ou une branche.

Une des plus belles intégrations musicales, mêlant des instruments symphoniques traditionnels à ceux de la nouvelle lutherie, se trouve sans doute dans le film devenu culte de Robert Wise, The Day The Earth Stood Still (1951). En effet, jamais film de science-fiction n’avait déployé pareille instrumentation. L’orchestre symphonique que Bernard Herrmann imagine pour cette partition offre des sonorités et des atmosphères totalement inouïes dans une partition cinématographique voire dans une partition en général. Quatre pianos, quatre harpes, une trentaine de cuivres, un ensemble à corde traditionnel, un vibraphone, un orgue à tuyaux, voilà pour la formation instrumentale de base ; une formation rehaussée par des instruments colorant l’orchestre de timbres tout à fait nouveaux et cadrant avec le caractère science-fictionnel du film : un violon et une basse électrique, instruments tout juste inventés et surtout deux thérémines, un ténor et un alto, employés en tant qu’instruments solistes. On retrouve l’instrument insolite dans un nombre impressionnant de productions comme dans Rocketship X-M (1950) de Kurt Neumann sur une musique de Ferde Grofé Sr., It Came From Outer Space de Jack Arnold en 1953, Them de Gordon Douglas ou encore la même année dans Project Moon Base de Richard Talmadge mis en musique par Herschel Burke Gilbert.

C’est également cette idée qui pousse Miklós Rózsa à utiliser le thérémine dans Spellbound en 1945 pour le film d’Alfred Hitchcock. Miklós Rózsa saura tirer parti des conseils de son professeur, Arthur Honegger, en matière d’utilisation de la nouvelle lutherie. À défaut d’onde Martenot, c’est le thérémine qu’il place au sein de son orchestre. Dans le film, l’instrument intervient lors de chaque trouble psychique de Ballantine, le soi-disant docteur Edwardes. Au mystère insondable des maladies de l’âme et pour chacune des manifestations de ses troubles mentaux, Miklós Rózsa répond en utilisant le thérémine. C’est le cas notamment dans la scène où, tel un somnambule prêt à tuer, John Ballantine erre dans la clinique au son lancinant d’une note pédale de thérémine dans l’aigu. Le thérémine accompagne aussi la séquence où Ballantine confie à son psychiatre les amnésies pesantes dont il est victime. Grâce à l’hypnose, il peut rejoindre le monde cauchemardesque qui le hante, scène pour laquelle Salvador Dalí a imaginé des décors à la mesure des divagations psychanalytiques du personnage où l’idée de conscience modifiée fait figure de clairvoyance recouvrée. Ce qui est invisible à l’image se doit d’être signifié par le son.
C’est encore le thérémine qui est choisi pour accompagner les moments d’ivresse du personnage principal en proie au delirium tremens dans la partition de Miklós Rózsa, en 1945, pour The Lost Weekend de Billy Wilder. Cette fois, le thérémine est associé à l’idée de conscience altérée et de perception modifiée par les effets de l’alcool. Dans d’autres genres cinématographiques, le thérémine est également souvent exploité par exemple pour contribuer à l’atmosphère angoissante de certains films à suspense, dans Sisters (1972) de Brian De Palma où Bernard Herrmann l’emploie de nouveau pour traduire cette fois l’horreur d’un crime à l’arme blanche. Parodie de film SF des années 50, Mars Attack! de Tim Burton, sorti en 1997, sur une musique de Danny Elfman, rend un hommage aux grandes partitions symphoniques de cette époque en donnant une large place aux envolées du thérémine.

L’utilisation du thérémine voit le jour dans le contexte de l’impitoyable « chasse aux sorcières » qui sévit aux États-Unis contre les communistes. La métaphore de l’invasion martienne en tant que « péril rouge » est, en effet, l’un des thèmes de prédilection du cinéma de science-fiction des années 50. Le contexte du maccarthysme ne semble pourtant pas avoir freiné l’utilisation du thérémine, tout au contraire, bien que l’invention de l’instrument soit le fruit de la politique menée par Lénine. Le thérémine, qui plus est, a été inventé par un Russe présent depuis de nombreuses années sur le territoire américain, à l’origine en tant qu’émissaire de la propagande soviétique. Si le monde du cinéma – les réalisateurs et les acteurs en particulier – est sévèrement touché par ce mouvement politique souvent radical, la musique semble, quant à elle, relativement à l’abri du joug du maccarthysme.

Philippe Langlois